“Né quelque part”, chante Maxime Leforestier: pour Janacek, il s’agit de Hukvaldy (1854), un petit village du Nord-Est de la Moravie en République Tchèque actuelle, un petit paradis offert par la nature, avec ses vallons, forêts et rivières. Voilà ses racines qu’il ne reniera jamais et, immédiatement, apparaît un élément cher à notre musicien : la mère nature qui lui inspire un certain mysticisme plus proche du panthéisme que de la religion officielle très prégnante dans cette société dans laquelle il grandit, religion dont il dénoncera souvent les hypocrisies et les tabous moraux. Janacek restera donc très attaché à sa région natale et il y reviendra souvent. Celle-ci sera d’ailleurs le cadre naturel de son célèbre opéra composé entre 1921 et 1923 “La Petite renarde rusée”.
Mais Janacek est encore un enfant lorsqu’il doit quitter son village, sa famille étant trop pauvre pour assurer son éducation. C’est un véritable déchirement, une période douloureuse de sa vie. En effet, loin des siens et de la belle nature, il se retrouve maintenant entre les murs du couvent des Augustins à Brno puisqu’il a été confié à Pavel Krizkovsky, moine musicien. Cette forte personnalité va cependant beaucoup marquer le jeune Leos et lui apporter une solide formation musicale ainsi que l’amour de la culture slave. Ce sont alors les études à l’école normale puis des études complémentaires à Prague. Janacek sera donc instituteur à Brno, mais il faut savoir que dans ce pays, c’est le mot “cantor” qui désigne cette fonction, ce qui laisse rêveur sur l’importance accordée à la musique dans l’enseignement. Pour Janacek, la musique va prendre de plus en plus d’importance et ses initiatives, ses activités vont rapidement se multiplier : direction de chorales, création d’une école d’orgue, premières recherches dans le domaine de la musique traditionnelle morave, compositions pour choeurs. Il se lie d’amitié avec Dvorak avec lequel il voyage dans son pays.
Son champ d’activité ne se limite pourtant pas à la musique; Janacek milite pour la défense de la langue tchèque, la culture slave; c’est un nationaliste convaincu. A ce propos, il convient de préciser que son nationalisme n’est pas fermé à d’autres cultures (celle de la France par exemple) et qu’il n’est pas lié chez lui à une forme de conservatisme, bien au contraire. Son combat est aussi celui des classes défavorisées contre le pouvoir dominant - les bourgeois ont généralement adopté la langue allemande. Janacek s’intéresse beaucoup à la philosophie, à la linguistique, ce qui ne l’empêche pas de tomber amoureux d’une de ses élèves, Zdenka, qu’il épouse en 1881 alors qu’elle a à peine 16 ans. Lors de son séjour à Leipzig, il vient de composer les variations “Zdenka” pour piano, une oeuvre intéressante influencée par Schumann entre autres. Janacek est encore loin d’avoir trouvé son style. Deux autres oeuvres de 1877 sont proches de la musique de Dvorak. Il s’agit de deux suites pour cordes dont la seconde porte le titre “ Idylle”. Jusqu’au début du siècle suivant, Janacek sera donc surtout un chercheur, un pédagogue, un homme public qui s’acharne à vouloir faire de Brno une ville musicale à l’égal de Prague. C’est la période pendant laquelle il travaille avec Frantisek Bartos, grand collectionneur de chants populaires moraves. Janacek harmonise de nombreux chants et danses traditionnels soit pour voix solo et piano (“La poésie populaire dans les chansons moraves”), soit pour orchestre (les fameuses “Danses de Lachie”), soit pour choeur ("Chants populaires d’Hukvaldy"). Mais ces recherches dépassent les domaines de la poésie et de la musique; elles touchent aussi celui de la linguistique. Guy Erismann(1), son biographe Français, écrit à ce propos : “La découverte sans doute la plus importante, si l’on considère l’évolution de son écriture, est la certitude acquise que la musique populaire en tant que témoin de la réalité, est calquée sur la rythmique des mots et de leur enchaînement, donc du parler”.
En 1896, le compositeur de Brno se rend en Russie, un voyage qui exalte son penchant pour la culture slave; il fonde le Cercle russe de Brno. Durant cette période naît une oeuvre charnière qui marque le début de la phase véritablement créatrice de Janacek; il s’agit de “Amarus”, cantate pour solistes, choeur et orchestre. Le choix du poème de Vrchlicky rappelle la situation pénible vécue par le musicien lorsqu’à l’âge de onze ans, il fut mis en pension au couvent de Brno. En effet, comment ne pas faire le rapprochement avec l’histoire d’Amarus, ce jeune moine, enfant naturel recueilli dans un monastère où il ne connaît ni joie ni amour et qui finira par mourir du désir de vivre et d’aimer. Janacek fait montre dans cette oeuvre du talent de dramaturge; la musique épouse fidèlement le fil de l’action ainsi que les sentiments des personnages. Cette espèce de théâtre musical représentera un élément important dans de nombreuses compositions de Janacek. On y trouve aussi un des thèmes chers au compositeur: celui du conflit entre l’amour et la morale. Le nouveau siècle commence et Janacek, dans la force de l’âge, s’est révélé un pédagogue passionné et un homme public extrêmement actif, en particulier bien sûr dans le domaine musical. Mais tout ne va pas pour le mieux pour le compositeur qui n’est pas encore reconnu, surtout en dehors de Brno. Il va pourtant publier son premier grand opéra “ Jenufa ” qui représente l’aboutissement de toutes ses recherches dans les domaines évoqués plus haut (chants moraves, mélodies du langage) mais aussi dans celui de la théorie musicale : il a publié en 1897 “La disposition et l’enchaînement des accords”. Sur ce point, il a été influencé par les principes acoustiques du physicien psychologue Helmoltz. Celui-ci découvrit notamment l’existence des harmoniques et en déduisit une nouvelle théorie des consonances qui permettait une véritable libération dans l’enchaînement des accords. Jenufa, composé de 1894 à 1903, attendra pourtant plus de dix ans avant d’être joué à Prague.
La première partie de la vie de Janacek s’achève tragiquement avec la mort de sa fille Olga, à l’âge de 21 ans, en 1903. Il lui dédie l’Elégie pour choeur. Ces dures épreuves ne décourageront cependant ni l’homme, ni le compositeur, même s’il connaît une période de doutes. Il se confie alors au piano avec les 15 pièces du recueil “Sur un sentier recouvert” (1908) qui évoquent notamment des souvenirs d’enfance à Hukvaldy et aussi avec “Dans les brumes” (1912), quatre pièces intimistes où la virtuosité est absente. Une grande poésie émane de ces pièces qui épousent simplement les sentiments profonds du compositeur. Durant cette période difficile, Janacek n’abandonne pas la lutte contre l’oppression sociale et culturelle germanique. Plusieurs oeuvres en témoignent : la Sonate “I.X.1905” écrite dans un sentiment de révolte suite à la mort d’un jeune ouvrier lors d’une manifestation à Brno en faveur de la création d’une université en langue tchèque. Trois magnifiques choeurs évoquent aussi des faits tragiques sur des textes de Petr Bezruc, véritable chantre de la misère du peuple tchèque de Silésie. Il s’agit de “Kantor Halfar”, “Marycka Magdanova” et “Les soixante-dix mille”. Ces pièces possèdent un caractère dramatique et relèvent du théâtre musical évoqué plus haut à propos d’ ”Amarus”.
Incontestablement donc, Janacek est un homme passionné dans ses recherches et dans ses combats et il aura aussi vécu plusieurs passions amoureuses. La première avec Zdenka, son épouse qui s’est éteinte assez rapidement; cette union malheureuse ne sera pourtant jamais rompue. Mais d’autres femmes viendront; celle qui occupera la plus grande place dans la vie du compositeur s’appelle Kamila Stösslova, rencontrée en 1917. Elle a 25 ans, Janacek plus de 60 et pourtant cette passion durera jusqu’à la mort du musicien en 1928. Cette jeune femme sera véritablement la muse de Janacek pour nombre de ses oeuvres des dix dernières années. En particulier, “Le journal d’un disparu” s’inspire d’un cycle de poèmes anonymes en dialecte valaque. Celui-ci évoque la disparition soudaine d’un jeune travailleur dans un village de Moravie. En réalité, il a été séduit par une jolie tzigane et s’est enfui avec elle. Dans l’esprit de Janacek, les visages de Kamila et de la tzigane se confondent probablement. Avec cette oeuvre pour ténor, alto, trois voix de femmes et piano, nous sommes en présence d’une sorte de petit opéra dans lequel, à nouveau, l’amour est plus fort que la morale. L’opéra “Katia Kabanova” d’après “L’Orage” de Ostrovsky, le premier Quatuor à cordes inspiré par “La sonate à Kreutzer” de Tolstoï et le second Quatuor “Les lettres intimes” sont aussi directement inspirés par cet amour passionné et possèdent une très grande force expressive.
1918 est une année capitale pour le compositeur. Son opéra “Jenufa” est monté à Vienne; “Taras Bulba”, rhapsodie d’après Gogol, est achevée et puis, surtout, c’est l’année de la libération nationale avec la création de l’Etat tchèque qui apporte une grande joie à Janacek. Les dix dernières années de sa vie seront particulièrement fertiles; l’amour de Kamila, le bonheur du patriote et le succès de “Jenufa” se conjuguent pour donner un nouvel élan au compositeur. Outre les oeuvres citées ci-dessus, trois autres opéras verront le jour (Katia Kabanova, L'Affaire Makropoulos, De la Maison des morts), ainsi que la Sinfonietta, la Messe glagolitique en texte slavon, de la musique de chambre extrêmement vivante. Janacek serait-il un heureux optimiste ? Si l’on s’en tient aux sujets souvent tragiques abordés dans ses opéras, on pourrait penser le contraire. En effet, il n’hésite pas à montrer les réalités humaines les plus horribles: un enfanticide dans Jenufa, la vie dans un bagne dans “De la maison des morts” d’après Dostoïevski. Mais, en dernier ressort, même le criminel conserve pour Janacek sa dignité humaine et finit par inspirer de la compassion, souvent par le biais de la confession publique de ses fautes. La foi en l’homme, en la vie l’emporte chez lui.
“La petite renarde rusée” en est sans doute la meilleure démonstration. Cet opéra est une oeuvre vraiment originale, à la fois dans la production de Janacek et dans toute l’histoire de l’opéra. Inspiré librement par un feuilleton sous forme de bandes dessinées qui paraissait dans son journal habituel, c’est une suite de tableaux mettant en scène alternativement des animaux et des hommes. La nature est celle de son village natal environné de collines boisées. Le panthéisme du compositeur est bien présent dans cet hymne à la nature. Même si ce n’est pas sa dernière oeuvre, on peut considérer cet opéra comme le testament musical et philosophique de Janacek; la vie et la mort se confondent dans une même réalité.
source :
http://www.lamediatheque.be/Travers_sons/Janacekbio.htm